L’anthropologue Jean Price-Mars est une figure importante de l’Atlantique noir. Diplomate, écrivain, homme politique et anthropologue, l’auteur a exercé une influence qui va au-delà d’Haïti et de la Caraïbe. Cette entrée rend compte des contributions clefs de Price-Mars à l’histoire intellectuelle des XIXe et XXe siècles en Haïti, dans les Caraïbes et au-delà. S’illustrant en tant qu’un des principaux fondateurs de « l’école haïtienne d’ethnologie », il a développé les narrations de la nation haïtienne jouant un rôle déterminant dans l’appropriation des héritages africains en Haïti, du vodou en particulier, ainsi que dans la formation du discours de la diversité culturelle dans les Amériques noires. Reconnu comme un précurseur de la Négritude, mouvement culturel et politique anticolonialiste qui se fonde sur l’appropriation et la valorisation de l’héritage Africain, il a repensé les concepts de race, de culture, et d’identité noire en Amérique anticipant, ce faisant, les grands débats des dernières décennies des cultural et des postcolonial studies. Comme pour beaucoup d’autres figures du monde atlantique, en particulier de l’Africain-Américain aux racines haïtiennes W. E. B. Dubois, ses voyages et ses études en Europe ont joué un rôle déterminant dans l’élaboration de la pensée de Price-Mars. Pourtant, en Europe, en dehors de certains cercles littéraires et de spécialistes d’Haïti, il n’est que peu connu. Il faut dire que, pendant longtemps, les anthropologues–à la différence des spécialistes d’études littéraires–ne se sont que très peu intéressés à l’anthropologie haïtienne ; ce n’est, en effet, que depuis 2005, qu’une nouvelle génération de chercheurs procède à l’analyse des œuvres que les figures de l’anthropologie haïtienne ont laissées à la postérité.
Introduction
2019 a marqué à la fois le cinquantenaire de la disparition de Jean Price-Mars (1969), auteur important de l’Atlantique Noir[1], et le centenaire de la première publication de son ouvrage La vocation de l’élite (1919). L’auteur, qui a représenté, dans les années 1950 et 1960, le patrimoine spirituel le plus célèbre d’Haïti, jouit encore aujourd’hui d’une grande notoriété dans son pays, non seulement parmi les gens d’un certain âge, mais aussi parmi les jeunes. Au gré des circonstances, son nom est évoqué par nombre d’Haïtiens, universitaires ou politiques, qui le célèbrent comme le « chantre de la culture haïtienne ».
Cette grande reconnaissance locale de Price-Mars contraste avec son oubli voire son effacement de la scène universitaire mondiale. L’auteur y est relégué au second plan alors que ses contemporains Aimé Césaire, Frantz Fanon et Léopold Sédar Senghor jouissent d’une forte exposition. Pourtant, ce dernier a reconnu les apports substantiels de Price-Mars à la Négritude (Fouchard 1956, 3), ce mouvement intellectuel né dans les années 1930 parmi des étudiants africains et antillais majoritairement francophones dont les visées politiques, foncièrement anti-coloniales, avaient un double caractère anticapitaliste et identitaire, cherchant à découvrir et à promouvoir des valeurs universelles fondées sur des valeurs propres aux populations noires (il était alors fait référence à un nouvel humanisme dit « humanisme nègre »). Les pensées de plusieurs de ces protagonistes sont appropriées par les postcolonial studies et les théories décoloniales depuis les décennies 1980 et 1990.
Price-Mars, qui a pourtant beaucoup inspiré les figures mentionnées plus haut comme un penseur clé de l’émancipation du joug colonial, demeure un grand oublié (Célius 2018). L’aura qui entoura sa participation au 1er et au 2e Congrès International des Écrivains et Artistes Noirs (1956 et 1959) est la preuve[2], s’il en fallait une, de son influence à la fin des années 1950. Une des thématiques centrales de ces congrès a été anticipée et développée par l’auteur dans son chef-d'œuvre Ainsi parla l’oncle (1928) que la plupart des participants ont dû lire avant de prendre part à ces événements. Nadia Yala Kisukidi relève, à grand renfort de références aux Actes, que les orientations générales du Congrès visaient « à promouvoir une “politique de la culture” contre le préjugé nocif de “peuple sans culture” porté par le processus colonial et la ruine psychique qu'il a entraînée chez les peuples colonisés » (Kisukidi 2014, 61).
Un penseur anticolonial comme Price-Mars ne devrait pas être maintenu dans l’oubli. Parce qu’il peut être considéré comme une figure de proue de la Négritude et au regard de sa contribution au mouvement intellectuel tendant à faire de la culture un enjeu primordial des luttes pour l'émancipation des peuples noirs - ce qui sera préjudiciable à la prééminence du marxisme -, il a lieu d’étudier la genèse de sa pensée, d’en exposer ses grandes lignes et souligner ce qui la distingue de celles de certains intellectuels et politiques qui s’en réclament.
Price-Mars dans la pensée anthropologique haïtienne
On ne saurait évoquer Price-Mars sans parler de l’anthropologie haïtienne. En Haïti, pour paraphraser une formule utilisée pour définir la géographie, « [l’anthropologie], ça sert, d’abord, à faire [la politique] » (cf. Lacoste [1976] 2012 ; Argyriadis et al. 2020). De fait, la politique a joué un rôle de premier plan dans le développement de la discipline anthropologique dans ce pays. Les premiers anthropologues haïtiens tels que Anténor Firmin, Louis-Joseph Janvier ont occupés des fonctions politiques. Leurs préoccupations principales n’étaient, de prime abord, ni d’ordre professionnel ni d’ordre scientifique : le vocabulaire anthropologique leur servait avant tout à traduire et à créer des narrations stratégiques d’identifications culturelles (cf. Bhabha [1994] 2007, 224–225), issues du monde politique et social. Du contexte haïtien, nation mise au ban après la révolution d’esclaves en 1804, découlent des narrations sociales et littéraires qui se sont vues réappropriées et reformulées par les anthropologues haïtiens à la fin du XIXe siècle.
David Nicholls, chanoine anglais, historien et spécialiste d’Haïti, a saisi les contours de ces narrations nationales comme un « racialisme de non-blancs » [« The racialism or racial consciousness of the non-whites »] (Nicholls 1996, 1-2). Selon lui, les intellectuels haïtiens ont participé à forger une conscience raciale contre l’idéologie coloniale et esclavagiste en mettant en évidence trois aspects : « (1) l’idée d’ancêtres communs biologiques associée à celle qui pose que ce fait biologique est secondaire ; (2) l’idée d’égalité des différentes races humaines ; (3) l’idée que les noirs sont capables de civiliser leur communauté, de contribuer au progrès de l’humanité » (Nicholls 1996, 1–2 ; Byron 2018).
Cet ensemble d’idées, source d’une véritable conscience collective comme le pensait Nicholls, constitue pour ainsi dire les éléments de base de l'idéologie nationale haïtienne. Il s’agit donc d’un discours politique et stratégique des élites dirigeantes visant à tenir ensemble une population plutôt hétérogène pour composer avec (ou affronter) les puissances coloniales. Ce discours trouve sa première formulation dans la constitution haïtienne de 1805, édictée par Jean-Jacques Dessalines, qui, en son article 14, dispose que tous les haïtiens sont « noirs » tout en interdisant l’usage de « toute acception de couleur ». Cet énoncé paradoxal remet en cause le racisme colonial qui plaçait le noir au bas de l’échelle sociale et traduit une tendance quasi impériale des Haïtiens du XIXe siècle à se positionner comme leaders de la lutte pour le progrès et l’émancipation des Africains.
En dépit du fait que le principe contenu dans l’énoncé de cet article 14 n’ait pas été respecté, il a constitué pendant des décennies le fondement idéologique de l’unité nationale haïtienne sous l’hégémonie des élites composées de deux groupes concurrents, voire hostiles, à savoir les noirs et les mulâtres. Il reste qu’en dépit de ces contradictions, le discours unitaire de la nation a fonctionné tant bien que mal. Il a permis au XIXe siècle à cette bourgeoisie naissante de revendiquer sa place dans le capitalisme mondial en s’appuyant sur une cohésion sociale interne en mesure de contenir les tumultes et les mouvements revendicatifs des masses paysannes. D’aucun pourrait tirer la conclusion que ces catégories populaires majoritaires - et en majorité noires -, tout comme certaines franges des élites dominantes, se sont retrouvées bon gré mal gré dans cette nation noire.
Au début du XXe siècle, ce discours se désarticule et, concomitamment, la cohésion nationale qu’il sous-tend s’estompe. Avant cela, tout au long du XIXe siècle, ce discours servira de creuset aux travaux des historiens et des anthropologues tels que Anténor Firmin et Louis-Joseph Janvier. Il s’agit, pour les historiens comme pour les anthropologues, d’illustrer un « universalisme noir », fondé sur l’appartenance des noirs à la communauté humaine et sur l’aptitude spécifique du noir haïtien, comme tous les autres, à se civiliser, et ce, dans un geste intellectuel et patriotique visant la défense de la nation.
Jean Price-Mars, qui a pris le relais des anthropologues politiques, n’a pas fait exception à cette règle. Il poursuit dans un premier temps l’exercice de traduction avant de recomposer et élargir ces narrations à partir des années 1920, ce qui coïncide avec l’entrée dans un contexte de crise et de déstructuration du modèle social haïtien hérité de la colonisation. Le système socio-politique haïtien d’avant crise découlait d’une certaine alliance de classes entre la masse d’anciens esclaves et les élites (noires et mulâtres). Si ce nouvel ordre signait la fin de l’esclavage, il se caractérisait aussi par le maintien des cultivateurs (anciens esclaves) dans des rapports sociaux d’exploitation et de domination marqués par la violence nue et des pratiques de prédations qui, organisées par l’État et les classes dominantes, s’accentuent vers la fin du XIXe siècle. L’analyse de ce modèle social par Price-Mars lui permet de déceler l’exploitation et la domination de la masse par l’élite ; ce qui l'entraînera, tout à la fois, vers la réforme de l’ordre social et l’élaboration de nouvelles narrations.
Entre 1915 et 1930, Price-Mars est conscient des limites des narrations nationales conçues dès les premiers moments de l’indépendance nationale. Déjà, au début du XXe siècle, ces narrations ne permettent plus de limiter l’érosion de l’unité nationale. Il considère l’union du pays haïtien comme une fiction, qui ne pourra nullement perdurer dès que la domination sociale d’après l’indépendance deviendra féroce au point de ressembler à la domination coloniale (Byron 2018).
L’œuvre de Price-Mars demeure partie prenante de la mouvance intellectuelle de la « contre-écriture » (Clifford 1980, 205; Byron 2016) dans sa forme proprement haïtienne de la fin du XIXe siècle. Les intellectuels, les historiens en particulier, ont proposé des discours et récits allant à l’encontre de ceux véhiculés en Occident sur Haïti. Price-Mars représente l’une des figures de cette dynamique dans le domaine de l’anthropologie. Leur démarche, empreinte de cosmopolitisme, visait à la reconnaissance d’Haïti comme une nation à part entière du monde occidental. Elle s’accordait aussi avec celle des classes dominantes qui revendiquaient une reconnaissance au sein du capitalisme mondial. Price-Mars, tout en poursuivant cette démarche, convoque des représentations d’Haïti mettant l’accent sur les différences, sur la particularité du pays, sur sa diversité interne et, in fine, sur son identité. Sa vision du pays cherche à prendre en compte les « incomptés » de la nation, contrairement à la plupart de ses collègues du XIXe siècle. En d’autres termes, Price Mars s’est évertué, durant les années 1920, à illustrer l’identité culturelle haïtienne afin qu’elle serve, d’une part, de ferment à l’exigence d’accession des couches populaires à une citoyenneté pleine et entière, d’autre part, de liant entre les diverses composantes de la nation.
C’est dans cette perspective qui articule politique et culture que Price-Mars s’intéressera au folklore. Il en fera l’objet de « la discipline de l’ethnographie traditionnelle » (Price-Mars 1928), de son anthropologie politiquement motivée. Au travers de son analyse et sa valorisation des cultures haïtiennes, il s’attelle à intégrer dans la nation politique toutes les composantes de la société (Byron et al. 2020, 279 ; Célius 2005b).
L’œuvre de Price Mars s’est formée à partir de ses voyages et de ses rencontres avec des figures intellectuelles de la Caraïbe, tel que Fernando Ortiz. Les années 1920 pendant lesquels il voyage, principalement en Europe, sont marquées par « un courant intellectuel » très largement dominé par le « primitivisme » qui célèbre l’homme non-blanc en tant que représentant de notre « état naturel », « l’Art nègre » fondé sur les arts africains, et le mouvement de la « Renaissance de Harlem », mouvement culturel qui s’étend des noirs de New York à travers les Amériques (Byron et al. 2020, 279). C’est au cours de cette même décennie que l’ethnographie africaniste, développée en France dès 1878, commence à transformer le regard porté sur l’Afrique, en Europe comme dans les Amériques (Sibeud 2002). Les théories de l’évolutionnisme social selon lesquelles les sociétés dites « primitives » étaient censées s’orienter vers le modèle Européen étaient alors remises en question par l’émergence des courants « diffusionnistes » qui associent l’homme à sa culture et non à sa race (Laurière 2015, 19) et qui postulaient un changement culturel moins linéaire (Byron et al. 2020, 279–280).
L’œuvre de Price-Mars s’inspire de ces développements et prend une importance capitale dans les transformations épistémologiques de l’anthropologie au XXe siècle. L’auteur participe à la légitimation des « religions afro-américaines » comme propre objet d’études, en rupture avec l’anthropologie évolutionniste. A ce titre, son œuvre s’inscrit dans « l’âge classique des études afro-américaines » des années 1930 aux années 1950 (Aubrée et Dianteill 2002, 8), tendant à une revalorisation des racines africaines de la diaspora africaine en Europe et aux Amériques. Des anthropologues de nationalités française, brésilienne, haïtienne, américaine, suisse et cubaine, tels qu’entre autres, Roger Bastide, Melville J. Herskovits, Alfred Métraux, Rómulo Lachatañeré et Fernando Ortiz se sont investis dans ce travail. En symbiose avec ce réseau, Price-Mars participe à la co-construction de nouveaux concepts comme « l’acculturation, la transculturation, et l’interpénétration des civilisations » qui tendent à expliquer les changements culturels de l’époque, sans pour autant répéter les racismes et l’Eurocentrisme d’auparavant (Aubrée et Dianteill 2002 ; Magloire et Yelvington 2005).
Bien mieux, Price-Mars a eu une grande influence dans les débats sur la question noire du milieu panafricaniste, qui souhaite unir les peuples africains et ses diasporas. Dans son ouvrage Ainsi parla l’oncle (1928), Price-Mars souligne l’intérêt des tenants du système colonial et néocolonial de présenter les nègres comme des êtres dépourvus de culture, sans histoire, sans morale et sans religion (Byron et al. 2020, 305 ; Célius 1998). Selon lui, la culture constituait un enjeu de la construction nationale en Haïti et dans la lutte anticoloniale, menée entre autres par ses contemporains Césaire, Fanon (en particulier [1959] 2012) et Senghor. Les œuvres de ces penseurs, écrivains et politiques autant que celle de Price-Mars visaient à promouvoir une « politique de la culture » à l’encontre du préjugé colonialiste selon lequel les noirs étaient un « peuple sans culture » (Kisukidi 2014). Price-Mars peut donc être vu comme un penseur clef du mouvement anticolonialiste.
Jeunesse et vie d’homme politique
Jean Mars, dit Jean Price-Mars[3], né en 1876, à la Grande-Rivière-du-Nord, commune et chef-lieu d’arrondissement du Département du Nord d’Haïti, fait partie d’une de ces familles de l’oligarchie du Nord du pays qui avaient à la fois une forte emprise sur la paysannerie et une grande influence dans les sphères du pouvoir politique régional et national. Jean Eléomont Mars, son père, intégrait la chambre des représentants des communes, comme député de la Grande Rivière du Nord au moment où naissait son fils en 1876 (Antoine 1981, 9). À cette époque, il était agriculteur, exportateur de café, d’acajou et de bois dur et il construisait sa carrière sur sa réputation individuelle et familiale (Antoine 1981, 11).
La famille de Price-Mars comptait de grands propriétaires terriens, des généraux et des commandants d’arrondissements (Etienne 2007, 135). Price-Mars était donc le produit et, en quelque sorte, héritier d’une forme d’« organisation politico-administrative de l’État post-colonial haïtien » (Etienne 2007). En effet, peu de temps avant que Price-Mars entre à Port-au-Prince, vers 1894 ou 1895, pour finir ses études secondaires, Tirésias Simon Sam, l’un de ses grands cousins, est devenu Président d’Haïti (1896–1902). Un autre de ses cousins, Vilbrun Guillaume, dit Sam, qui lui facilitera ses séjours d’études à Port-au-Prince, a quant à lui, occupé les fonctions de député, avant de devenir ministre de l’Intérieur puis finalement Président d’Haïti, de mars 1915 à juillet 1915. Grâce à sa proximité avec ces deux dirigeants politiques traditionnels haïtiens, il fait, très jeune, son entrée dans la diplomatie haïtienne (Trouillot 1993).
Price-Mars est encore étudiant en médecine lorsqu’ il commence sa carrière dans la diplomatie haïtienne qui ne prendra fin qu’en 1960. Si Price-Mars a dû attendre jusqu’en 1923 pour acquérir son diplôme de médecin en Haïti, il a profité de ses différents séjours diplomatiques en France, en Allemagne et à Washington, entre 1900 et 1917, pour se former dans les sciences de l’homme (Damas 1960). Les questionnements qui occuperont par la suite son œuvre se sont formés durant ces années.
L’homme politique que Price-Mars devient au tout début du siècle était naturellement destiné à être au service de l’oligarchie qui l’a vu naître et qui lui a prédéfini la voie qu’il devrait suivre dans l’espace politique. Cependant, les idées progressistes tirées de ses voyages n’ont jamais quitté son esprit. Price-Mars arrive en France au cœur d’une période d’effervescence idéologique coïncidant avec l’affaire Dreyfus, pendant laquelle l’innocent capitaine Alfred Dreyfus fut accusé d’espionnage à cause de ses racines juives. Price-Mars se trouve ainsi exposé aux divers courants du monde politique français de l’époque : du socialisme de Jean Jaurès au « socialisme nationaliste » de Maurice Barrès en passant par le républicanisme de Georges Clémenceau. Dans le milieu scientifique, les idées de l’anthropologie raciale sont battues en brèche par Émile Durkheim et ses disciples. Il découvre également les idées de solidarité sociale des durkheimiens lesquelles seront traduites dans ses premiers écrits (Byron 2012, 181–225). Cependant, c’est le choc de l’Occupation Américaine d’Haïti de 1915 à 1934 qui le conduira à radicalement changer son orientation politique. Se défaisant de sa position de notable, défenseur de sa classe et de sa famille, il deviendra le porteur d’idéaux d’une réforme de l’État (Owens 2015). Auparavant, et ce jusqu’en 1915, il ne se démarquait guère de « l’idéologie des élites traditionnelles » (Byron 2014, 55–58) et il a ainsi accompagné l’autocrate Vilbrun Guillaume au pouvoir (Byron 2014, 53). Cependant, alors même que Price-Mars ait évolué en rupture avec les idéaux de l’oligarchie, il demeurera toute sa vie loyal à ses proches, en témoigne sa publication tardive intitulée Vilbrun Guillaume-Sam ce méconnu (1961) écrite en hommage à ce dernier.
L’intellectuel engagé
L’engagement de Price-Mars se révèle en réaction à l’occupation américaine. Il est en France au moment où le Président Vilbrun Guillaume est assassiné par une foule en colère (Antoine 1981). Price-Mars restera en poste à Paris encore une année et ne reviendra au pays que vers la fin de l’année 1916. Les Américains débarquent dans le pays avec pour mission officielle d’arrêter « l’effondrement de l’État haïtien » (Etienne 2007, 157). Il est vrai que le chaos y règne, ainsi qu’en témoigne la série de présidents éphémères qui se sont succédé au pouvoir depuis 1911. Toutefois les Américains avaient aussi une autre motivation, celle de contrer la mainmise germanique et française sur le pays et d’établir leur propre hégémonie dans la région (Etienne 2007). Leur occupation est aussi le prolongement de la crise du « modèle social » haïtien qui remonte à la fin du XIXe siècle (Célius 1997). En analysant l’occupation américaine comme une conséquence du « délitement de la nation » (Price-Mars 1919), Price-Mars a été bien au fait de cet ébranlement du modèle social haïtien. Il laisse également entendre dans des conférences données dans les premiers moments de l’occupation, entre 1917 et 1919, que le nationalisme traditionnel est manifestement dépassé. Son recueil d’essais intitulé La vocation de l’élite (1919) lui permet d’acter, à la fois, la chute du modèle social et la désuétude de l’idéologie nationaliste élitiste laquelle participe de la domination féroce des élites économiques et politiques sur les classes subalternes, et ne sert qu’à garder la mainmise des élites sur le territoire haïtien face aux puissances étrangères (notamment la France, l’Allemagne et les États-Unis). À partir d’une esquisse-critique du système de prédation des classes dominantes et de celle du régime politique marqué par la violence nue (voir le chapitre II de La vocation de l'élite sur « La domination économique et politique de l'élite »), Price-Mars (1919, 49–84) propose une vision intégrative de la nation qui permet aux classes défavorisées d’avoir accès aux ressources du pays et d’être des citoyens à part entière, et non plus de second rang. Il pose donc l’existence d’une nation unie antérieurement à son délitement (Price-Mars 1919, 15). Finalement, Price-Mars devient le chantre de la reconnaissance de l’héritage africain dans la culture haïtienne. En cela il se distingue d’autres anthropologues du XIXe siècle, y compris Joseph Anténor Firmin (1850–1911), ce dernier, plus cosmopolite, laisse peu de place dans sa pensée à l’Afrique (Byron 2021).
Les quasi vingt années d’occupation d’Haïti (1915–1934) ont été assez paradoxalement un moment d’effervescence intellectuelle du pays. Le choc qu’a été cette invasion pour les élites, particulièrement pour les franges de celles-ci qui avaient souhaité la présence des Américains, en est probablement la cause. Le racisme des Américains à l’égard de toutes les couches de la société haïtiennes a également révulsé les élites et est rapidement devenu un « facteur d’unité » dans le pays (Nicholls 1996, 142). Citons parmi les actes racistes des Américains le rétablissement de la corvée pour la construction des routes. Le nationalisme haïtien trouve là un terrain favorable pour se renouveler et s’enrichir. Ainsi, avant l’Occupation Américaine, les spécialistes d’histoire des idées ne trouvent guère de trace en Haïti d’une idéologie qui aurait prétendu que les hommes noirs seraient différents des Européens ou que le peuple haïtien devrait s’orienter vers l’Afrique comme un modèle socioculturel à suivre (Nicholls 1996, 11–12) et ce, jusqu’à ce que l’occupation ouvre la voie à une possible transformation. Le nationalisme intègre alors progressivement un discours plutôt favorable à l’Afrique.
Le lieu par excellence de cette effervescence culturelle et intellectuelle a été les cercles mondains. Lieux de culture, de sociabilité, de débats politiques et de résistance, ces cercles tels que le Cercle Bellevue et le Cercle Port-au-Princien, réunissaient des membres de la bourgeoisie et des classes moyennes (Lucien 2015, 64–73 ; Corvington 1984, 17–20). Des penseurs haïtiens, notamment les auteurs et éducateurs Jean Chrysostome Dorsainvil et Arthur Holly, sont les premiers à diriger leurs regards sur l’Afrique et ses héritages dans la culture haïtienne. Dorsainvil insiste, dès 1912 et 1913, sur l’intérêt d’étudier l’Afrique pour bien saisir la mentalité du peuple haïtien dans ses articles publiés dans le journal Haïti médicale, et plus tard dans son livre Vodou et névrose (Dorsainvil 1931).
Même s’il devance Price-Mars s’agissant de son intérêt pour le vodou, Dorsainvil est loin de considérer le vodou sur le même plan que les autres religions (Byron 2012, 120). Traitant de la possession dans le vodou, Dorsainvil affirme que « dans les cultes déjà évolués, elle n’est qu’une survivance de l’animisme primitif, frappant surtout les types les moins cultivés. Le progrès intellectuel tend à diminuer ou à faire disparaître les cas de possession » (1931, 17). Arthur C. Holly tenait des propos où il revendique sans ambages les idées mystiques des ancêtres des haïtiens. Il prônait dès 1921, un retour à l’Afrique par le vodou qu’il considère comme une religion africaine (voir Nicholls 1996, 151).
Price-Mars a fait évoluer les termes du débat sur la nation. Dans La vocation de l’élite, il évoque un grand débat entre « anglo-saxonnistes » et « latinistes », c’est-à-dire entre « l’esprit américain » et « l’esprit français » (Manigat 1967, 335). Les premiers, selon Price-Mars, pensent l’État « comme une très haute abstraction [quasiment divine] ». Les derniers voient l’État comme simple outil « qui réfrène et limite l’action du pouvoir en des conditions et en des domaines déterminés », afin de permettre à l’individu de s’épanouir. Selon Price-Mars, l’intervention américaine amène à une confrontation des deux doctrines (Price-Mars 1919, II).
L’auteur refuse de s’associer à l’un ou l’autre de ces courants. Il rejette à la fois le nationalisme qui s’appuie sur une idéologie pro-américaine (ou anglo-saxonne) et celui des francophiles qui prêtent allégeance à l’idéologie française (latiniste). La vocation de l’élite implique une troisième voie, fondée sur l’établissement de nouvelles relations entre les deux grandes catégories de la société haïtienne, c’est-à-dire « l’élite » et « la masse ». Selon lui, ces deux classes doivent former une nouvelle alliance, soucieuse des conditions socio-économiques des catégories défavorisées, et au sein de laquelle les membres de cette catégorie défavorisée seraient considérées comme sujets à part entière. Price-Mars appelle l’élite à jouer son rôle dans la reconstitution de la nation, en menant des actions sociales en direction de « la masse » et en reconnaissant leurs droits à la citoyenneté. Il relève le poids historique de « la masse » - qui est plutôt paysanne - dans la constitution de la nation et dans la production agricole qui permet de nourrir le pays et d’augmenter l’assiette fiscale de l’État (1919). Il remonte aussi aux « va-nu-pieds de 1804 », c’est à dire aux anciens esclaves, engagés dans la lutte pour l’indépendance, devenus cultivateurs ou paysans après 1804.
Dans le courant des années 1920, soit quelques temps après le début de l’occupation, Price-Mars lancera ses conférences sur le folklore qui seront insérées dans l’ouvrage Ainsi parla l’oncle publié en 1928[4]. Il y valorise la culture des paysans haïtiens qui, jusque-là, était connotée négativement et associée à des formes de vulgarité ou de barbarie. Force est de constater que le choc de l’occupation l’a amené à saisir cette culture de façon plus positive. C’est ainsi que Price-Mars va notamment insister sur le vodou comme religion à part entière et non comme de la sorcellerie. Il explique que le vodou est aussi porteur d’héritages africains conservés dans les couches populaires, ce qui rend les paysans, longtemps considérés comme des citoyens de seconde zone par les classes dirigeantes, dignes d’un intérêt culturel qui se double d’un intérêt pour l’Afrique ou de ses survivances en Haïti (Shannon 1989, 129 ; Césaire 2005a). Dans ses conférences, Price-Mars met aussi en valeur d’autres aspects de la culture de la majorité des Haïtiens, tels que les contes, la musique et la danse populaires. Il montre que les paysans haïtiens sont des sujets historiques qui portent et renouvellent la culture du pays. Cela implique la reconnaissance pleine et entière de leur citoyenneté et la reconstitution d’un sujet politique collectif, le peuple-nation. Price-Mars n’est donc pas dans une démarche de « folklorisation » de la culture populaire qui consisterait en la fétichisation des objets et la dissimulation des sujets-porteurs.
Au moment des conférences sur le folklore, Price-Mars enseignait au Lycée National (l’actuel Lycée Alexandre Pétion) et avait repris ses études médicales, qu’il a achevées en 1923, tout en se livrant à l’observation dans les campagnes. Parallèlement à ces activités, Price-Mars, fortement impliqué dans l’Union Patriotique, une association de notables militant contre l’occupation américaine, multiplie les « interventions politiques » lors de conférences publiques (Shannon 1989, 116). Il insiste sur les méfaits de la présence militaire américaine en Haïti et subit, en riposte, la révocation de son poste d’enseignant au Lycée Alexandre Pétion (qu’il réintégrera, un an plus tard, quand son ami Louis Borno accèdera à la Présidence de la République) (Shannon 1989, 116).
Price-Mars développe sa critique des classes dominantes à partir de la notion de « bovarysme » en s’inspirant du philosophe français Jules de Gaultier (1892). Ce concept se définit comme « la faculté que s’attribue une société de se concevoir autre qu’elle n’est » (Price-Mars 2009, 8). Dans le cas d’Haïti cela se traduit dans le comportement des élites, qui, par leur rejet des pratiques culturelles populaires, endossent l’idéologie coloniale qui nie l’existence de cultures propres aux peuples dominés. Dans la perspective de Price-Mars, la critique du « bovarysme » est une phase déterminante de la sortie du joug colonial. L’auteur l’appréhende comme une « démarche singulièrement dangereuse » faite d’« imitations plates et serviles » des colons (Idem). La dangerosité du « bovarysme collectif » tient au fait que les dominés ne sauraient se concevoir comme sujet de leur émancipation sans une identité culturelle propre. Price-Mars reconnait toutefois que cette attitude peut être « étrangement féconde » en permettant à la société de profiter des « ressorts d’une activité créatrice qui la hausse au-dessus d’elle-même » (Price-Mars 2009).
La critique du « bovarysme collectif » invite implicitement les nationalistes sous l’occupation Américaine à revoir leur stratégie. De l’avis de Price-Mars, la résistance aux Américains n’aura pas connu de succès si elle se limitait à opposer aux envahisseurs une partie de leur propre culture ou de la culture occidentale, étant entendu que les Américains sont en majorité d’origine européenne. Revendiquer la « latinité » contre la « culture anglo-saxonne » par exemple, ne fonctionnerait pas car cela ne saurait permettre de fédérer « l’élite » et la « masse » de la société haïtienne face aux occupants. La critique de Price-Mars porte aussi la marque de la radicalisation du nationalisme haïtien, elle consiste en une volonté de se soustraire définitivement à la domination coloniale et néocoloniale. Porter « la défroque de la civilisation occidentale » revient à adhérer à l’idée des colons que les esclavisés noirs (les victimes de la traite atlantique) et leurs descendants sont incultes et, de ce fait, des sous-hommes ; c’est accepter, en fin de compte, la reconduction de la domination coloniale (Price-Mars 1928, II).
Ce genre de réflexions va occuper le monde au cours de la période d’après-guerre (1945–1970), et les esprits de penseurs du XXe siècle le plus souvent associés à la négritude. Certains d’entre eux ont reconnu leurs emprunts aux théories de Price-Mars (Senghor 1956), mais il reste à faire un travail d’inventaire pour déterminer, parmi ces penseurs, les lecteurs price-marsiens les plus assidus, comme Fanon ([1952] 2011 et [1959] 2012).
L’usage de l’œuvre price-marsienne
La réception de Ainsi parla l’oncle n’a pas su saisir les enjeux politiques de l’ouvrage. L’œuvre n’a, de prime abord, été lue que sous le prisme de considérations strictement culturelles. L’antériorité du culturel par rapport au politique dans ce livre est apparente. De l’authenticité proclamée de la culture de « la masse », mobilisée dans la définition de la nation, découle la reconnaissance politique de cette catégorie relativement à son poids historique et social. Cette authenticité se répand sur l’ensemble du complexe socio-historique et culturel haïtien. Par « l’acculturation » qui permet à la culture de « la masse » d’incorporer des éléments issus de celle de « l’élite », la nation se mue en une culture partagée, ouverte à tout le peuple-nation.
Afin de construire ces arguments en faveur de la culture populaire (en particulier du vodou) et de ses racines africaines, Price-Mars mobilise l’histoire qu’il présente comme une « ethnographie comparative » en s’inspirant grandement des administrateurs coloniaux français qui ont pratiqué en Afrique un travail ethnographique au service de l’empire. Ces « ethnographes coloniaux », en dépit de leur statut et de la finalité coloniale de leurs travaux, ont contribué à remettre en cause les préjugés selon lesquels l’Afrique serait formée de peuples incultes (Sibeud 2002).
Comme d’autres auteurs du monde noir, Price-Mars a eu conscience que l’affirmation de l’inexistence d’une culture nègre par le colon s’accompagne d’une volonté expresse de bannir les pratiques culturelles des esclavisés. C’est ainsi que le catholicisme leur sera imposé comme religion dès leur arrivée dans la colonie dans un « processus d’acculturation sous l’esclavage et après » (Magloire et Yelvington 2005). Cette méthode de domestication de la culture nègre est analysée par Price-Mars comme une acculturation. Mais, la résistance des noirs est comprise, elle aussi, sous cette même notion d’acculturation. Price-Mars anticipe les travaux sur la thématique de l’acculturation qui seront développés plus tard par d’autres anthropologues tels que Herskovits et Bastide (Magloire et Yelvington 2005). Price-Mars considère le désir des dirigeants haïtiens (et autres) de rejeter leur culture en vue d’adopter celle de la civilisation occidentale comme absurde. Adopter la culture des anciens colons revient, selon l’auteur, à accepter leur domination. L’« acculturation » forcée se transforme alors en une forme d’acculturation voulue.
Quelques penseurs contemporains n’hésitent pas à inscrire l’œuvre de Price-Mars dans la continuité de celle de Firmin (Fluehr-Lobban 2005). Cela reste une question ouverte. Certes, le point de vue anti-raciste (« anti-racist scholarship ») de Firmin a été déterminant pour Price-Mars, mais ce dernier a tracé sa propre voie à partir de préoccupations qui ne recoupent pas nécessairement celles de son prédécesseur, entre autres celle de l'intégration des citoyens-paysans dans la nation (Bonniol 2005). L’érudition anti-raciste du XIXe siècle par Firmin (1884) présente une ambivalence : son point fort est la revendication de l’appartenance de l’homme haïtien à l’universalité humaine, cependant, dans le même temps, elle rend possible le « bovarysme culturel » selon Price-Mars, car elle ne part pas de la spécificité de la culture haïtienne ou de la culture noire mais d’une pensée plus occidentale. En insistant sur les particularités de la culture haïtienne, Price-Mars remet en cause la fascination des penseurs du XIXe siècle haïtien pour la culture occidentale. Il dénonce aussi leur incapacité à mettre en doute les promesses contenues dans l’humanisme et le cosmopolitisme, courants dominants de la pensée européenne de l'époque, ainsi que leur inaptitude à saisir l’héritage africain, et leur mépris à l’égard de la paysannerie et de toutes les catégories de la société haïtienne dépositaires de cet héritage.
La postérité de Price-Mars tient à étudier le complexe processus de formation d’une « culture haïtienne distincte ». Les traditions concurrentes africaines aussi bien qu’européennes auxquelles il fait référence sont destinées à se fondre dans le moule de l’identité culturelle nationale. Les objets appartenant à ces deux traditions ne doivent subsister ou se rattacher à cette identité nationale haïtienne qu’à l’état de « survivance ». Il est vrai que la part africaine a été mise en avant par Price-Mars, et par les Haïtiens d’aujourd’hui. La notion d’« afro-haïtianité » reste peu utilisée dans la pensée haïtienne courante car l’héritage culturel africain est considéré comme part de l’Haïtianité ; toutefois , l’idéal d'authenticité que promeut Price-Mars ne confine pas exclusivement aux héritages africains. L’haïtianité price-marsienne implique une grande diversité d’objets et de pratiques culturels qui sont aussi souvent européens. Ce qui rend authentique ou légitime un objet culturel au regard de Price-Mars c’est sa présence à la fois dans les classes populaires et dans les classes dominantes. Cette vision d’une culture nationale présente une certaine similitude avec le melting pot américain.
L’anti-essentialisme price-marsien
L’usage par Price-Mars de la notion de « bovarysme » a été critiqué. L’auteur a, en effet, pu être appréhendé comme le promoteur « d’un idéal d’authenticité culturelle » (Dash 2012). Plutôt que de l’analyser comme simple renvoi à une essence, la revendication de la particularité de la culture haïtienne chez Price-Mars peut être perçue comme rejet de l’idéologie coloniale appropriée par les classes dominantes haïtiennes après l'indépendance. Price-Mars forge une identité haïtienne marquée par sa puissance fédérative ou d’agglomération en tant que vision partagée du monde. Cette nouvelle identité reste intégrative, toujours empreinte d’une logique d’assimilation ou d’acculturation entre classes sociales et entre origines européennes et africaines. S’il faut admettre qu’il existe une logique d'authenticité chez Price-Mars, elle ne découle pas de la revendication d’une quelconque pureté des objets et des pratiques culturels attribués à la communauté haïtienne. L'authenticité promue par Price-Mars résulte de ce « métissage » qui fait que « nous ne sommes ni les "français colorés" dont se gargarisent les attardés d’un colonialisme suranné, ni les africains dont se réclament des racistes à rebours » (Price-Mars 1971).
Malheureusement, cet aspect intégratif fut souvent oublié ou ignoré par « les disciples » de Price-Mars, notamment pendant la première moitié du siècle passé. Dès la fin des années 1920, pendant les années 1930 et 1940, certains d’entre les membres du groupe de la Revue Indigène (dont Jacques Roumain est le chef de file) et de la Revue des Griots commençaient déjà à interpréter sa pensée comme un essentialisme. Price-Mars a eu même à rectifier au moins une interprétation de ses premiers écrits faite par Lorimer Denis et François Duvalier dans la Revue Les Griots. À partir des années 1960 les duvaliéristes, c'est-à-dire les supporteurs des deux dictatures de la famille Duvalier, avaient récupéré la pensée de Price-Mars se revendiquant comme les seuls héritiers de son œuvre. Les idéologues duvaliéristes ont mis en avant les idées de Price-Mars pour légitimer un régime populiste et dictatorial qui commettait les pires atrocités que des pouvoirs d’État haïtiens n’avaient jamais commises auparavant. Pourtant, une lecture approfondie et soutenue de Price-Mars engage sans nul doute à ne pas l’associer à un tel régime. Les agissements des duvaliéristes n’avaient rien à voir avec sa pensée. Bien mieux, les rares réactions du gouvernement et de ses partisans, enregistrées à la sortie du pamphlet de Price-Mars contre Piquion en 1967 témoignent de la rupture claire et nette, du fait de leurs visions idéologiques différentes, entre l’auteur et son ancien élève, François Duvalier (Nicholls 1996, 230). Le fameux Morille P. Figaro doit son poste de ministre de l'intérieur à ses attaques contre les idées de Price-Mars qu'il traita sans ménagement de « vieillard sur le déclin » (idem). Un discours de campagne électorale de François Duvalier daté de 1957 réimprimé en 1967, l’année de la polémique avec Piquion, sera purgé d'une référence élogieuse à Price-Mars (Idem).
Finalement, il est intéressant de relever que chez Price-Mars l’identité culturelle ne préexiste pas complètement au sujet. Sa vision historique l’oblige à garder la plus grande prudence et à exprimer ses réserves par rapport à l’usage de certaines expressions très courantes telles que : « âme nègre [ou noire] », « race noire » ou « race noire d’Afrique » (Price-Mars 1928). Dans sa perception, le sujet reste fondamentalement créateur de sa propre histoire et de sa propre culture. Price-Mars ne voile pas sa tendance constructiviste, et, avec elle, sa reconnaissance de notre profonde liberté.
Conclusion
Price-Mars est un auteur majeur de l’anthropologie haïtienne dont la force réside en son articulation avec la naissance de la nation et avec son histoire politique. Les anthropologues haïtiens se sont souvent approprié les concepts de l’anthropologie pour développer ou reformuler des discours politiques. Price-Mars en a tiré la possibilité de repenser les fondements de ce qui fait une société moderne. Il a valorisé la culture paysanne haïtienne, établi le vodou comme religion à part entière, et développé une nouvelle vision du nationalisme haïtien qui a marqué les Caraïbes et, à travers les postcolonial studies, le monde entier. Sa pensée reste humaniste et marquée par la foi dans la dignité et la liberté des hommes. Elle reste loin de la pensée des Duvalier ainsi que des essentialismes et racismes qui ont trop souvent marqué l’histoire du XXe et du XXIe siècle.
La recherche contemporaine en Haïti poursuit une démarche de récupération de la pensée anthropologique en puisant dans l’œuvre de Price-Mars. Ce processus est loin d’être terminé. Il existe effectivement chez Price-Mars un essentialisme stratégique que les duvaliéristes en ont pu ériger en une sorte de racisme à rebours, ce qu’il aura l’occasion de dénoncer vers la fin de sa vie. Nul doute que Price-Mars trouve sa place dans le champ des études postcoloniales et décoloniales. La relecture de ses œuvres nous promet de découvrir des nuances et subtilités dont l’époque actuelle semble avoir tant besoin.
Bibliographie
Antoine, Jacques Carmeleau. 1981. Jean Price-Mars and Haiti. Washington DC: Three Continents Press.
d’Ans, André-Marcel. 2003. « Jacques Roumain et la fascination de l’ethnologie ». Dans Jacques Roumain, Œuvres complètes, édité par Léon-François Hoffmann, 1378–1428. Madrid : Allca XX Unesco.
Argyriadis, Kali, Emma Gobin, Maud Laëthier, Niurka Núñez González et Jhon Picard Byron. 2020. Cuba-Haïti : Engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884–1959). Montréal : Editions du CIDIHCA.
Aubrée, Marion et Erwan Dianteill, « Misères et splendeurs de l’afro-américanisme une introduction ». Archives de sciences sociales des religions 117, n. 47 : 5–15.
Bhabha, Homi K. (1994) 2007. Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale. Paris : Payot.
Bonniol, Jean-Luc. 2005. « Entretien avec René Depestre ». Gradhiva 1 : 31–45. https://doi.org/10.4000/gradhiva.261
Byron, Jhon Picard. 2012. L’engagement ethnologique de Jean Price-Mars et son engagement politique. Thèse de doctorat. Québec : Université de Laval.
———. 2014. « La pensée de Jean Price-Mars. Entre construction politique de la nation et affirmation de l’identité culturelle haïtienne ». Dans Production du savoir et construction sociale. L’ethnologie en Haïti, édité par Jhon Picard Byron, 47–80. Québec/Port-au-Prince : Presses de l’Université Laval et Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
———. 2016. « Transforming Ethnology: Understanding the Stakes and Challenges of Price-Mars in the Development of Anthropology in Haiti ». Dans The Haiti Exception: Anthropology and the Predicament of Narrative, édité par Alessandra Benedicty-Kokken, Kaiama L. Glover, Mark Schuller et Jhon Picard Byron, 33–51. Liverpool : University Press. https://doi.org/10.5949/liverpool/9781781382998.003.0003
———. 2018. « ...les identités nationales se sont toujours construites en miroir dans le cadre du système-monde ». Legs et Littérature 11 : 207–214.
———. 2021. « Représentations de l’Afrique dans l’imaginaire haïtien au vingtième siècle ». Small Axe 25, n. 3 : 199–209. https://doi.org/10.1215/07990537-9583572
Byron, John Picard, María del Rosario Díaz et Niurka Núñez González. 2020. « Vers une ethnologie nationale : folklore, science et politique dans l’œuvre de Jean Price-mars et de Fernando Ortiz ». Dans Engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884–1959), édité par Kali Argyriadis, Emma Gobin, Maud Laëthier, Niurka Núñez González et Jhon Picard Byron, Cuba-Haïti 241–313. Montréal : CIDIHCA.
Célius, Carlo Avierl. 1997. « Le modèle social haïtien : Hypothèses, arguments et méthodes ». Pouvoirs dans la Caraïbe n. spécial. https://doi.org/10.4000/plc.738
———. 1998. « Le contrat social haïtien ». Pouvoirs dans la Caraïbe 10 : 27–70. https://journals.openedition.org/plc/542
———. 2005a. « Cheminement anthropologique en Haïti ». Gradhiva 1 : 47–55. https://doi.org/10.4000/gradhiva.263
———. 2005b. « La création plastique et le tournant ethnologique en Haïti ». Gradhiva 1 : 71–94. https://doi.org/10.4000/gradhiva.301
———. 2018. « Histoire et ethnologie en Haïti ». Cahiers critiques de philosophie 20 : 65–92.
Clifford, James. 1980. « Orientalism by Edward W. Said [Book Review] ». History and Theory 19 n. 2 : 204–223.
Corvington, Georges. 1984. Port-au-Prince au cours des ans : La capitale d'Haïti sous l'Occupation, 1915-1922. Port-au-Prince : Henri Deschamps.
Dash, Michael. 2012. « Ni français, ni sénégalais : identité haïtienne et bovarysme ». Fabula-LhT 9. https://doi.org/10.58282/lht.377
Damas, Léon G. 1960 « Price-Mars, le père du haitianisme ». Présence Africaine 32/33 : 166–178.
Depestre, René. 1968. « Jean Price-Mars et le mythe de l’Orphée noir ou les aventures de la négritude ». L’Homme et la société n. 7 : 171–181.
Dorsainvil, Justin Chrysostome. 1931. Vodou et névrose. Port-au-Prince : La Presse.
Fanon, Frantz (1952) 2011. Peau noire, masques blancs. Dans Frantz Fanon. Œuvres. Paris : La Découverte.
———. (1959) 2012. « Fondement réciproque de la culture nationale et des luttes de libération ». Présence Africaine 185-186 : 209–217 https://doi.org/10.3917/presa.185.0209
Fluehr-Lobban, Carolyn. 2005. « Anténor Firmin and Haiti’s contribution to anthropology ». Gradhiva 1 : 95–108. https://doi.org/10.4000/gradhiva.302
Etienne, Sauveur Pierre. 2007. L’énigme haïtienne. Échec de l’Etat moderne en Haïti. Montréal : Mémoire d’encrier.
Fouchard, Jean. 1956. « L’école nationaliste Price-Mars ». Dans Témoignages sur la vie et l’œuvre du Dr. Jean Price-Mars :1876-1959, édité par Jean Fouchard et Emmanuel C. Paul. 177–181. Port-au-Prince : Imprimerie de L’Etat.
de Gaultier, Jules. 1892. Le bovarysme : La psychologie dans l’œuvre de Flaubert. Paris : Librairie Léopold Cerf.
Gilroy, Paul. (1993) 2017. L’Atlantique noir : Modernité et double conscience. Paris : Editions Amsterdam.
Kisukidi, Nadia Yala. 2014. « Vie éthique et pensée de de la libération. Lecture critiques des usages senghoriens de Marx à partir de Fanon ». Actuel Marx 55 : 60–82.
Lacoste, Yves. (1976) 2012. La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre. Paris : La Découverte.
Laurière, Christine. 2015. « 1913 La recomposition de la science de l’Homme. Introduction ». Dans 1913 La recomposition de la science de l’Homme, édité par Christine Laurière 13–38. Paris : Les Carnets de Bérose.
Lucien, Georges Eddy. 2015. « Vies mondaines et sociabilité en période d’occupation ». dEmanbrE n. spécial (janvier) : 64–73.
Magloire, Gérarde & Yelvington, Kevin. 2005. « Haiti and the anthropological imagination ». Gradhiva 1 : 127–152. https://doi.org/10.4000/gradhiva.335
Magloire, Gérarde (2003) 2019. « Jean Price-Mars ». De île en île. http://ile-en-ile.org/price-mars/
Manigat, Leslie François. 1967. « La substitution de la prépondérance américaine à la prépondérance française au début du XXe siècle : la conjoncture 1910-1911 ». In Revue d’histoire moderne et contemporaine 14.4 : 321–355.
Nicholls, David. (1979) 1996. From Dessalines to Duvalier : Race, Colour and National Independence. New Brunswick, New Jersey : Rutgers University Press.
Owens, Imani D. 2015. « Beyond Authenticity: The US Occupation of Haiti and the Politics of Folk Culture ». Journal of Haitian Studies 21 n. 2 : 350–370.
Price-Mars, Jean. 1919. La vocation de l’élite. Port-au-Prince : Imprimerie Edmond Chenet.
———. 1925. « Le sentiment et le phénomène religieux chez les nègres de St. Domingue ». Bulletin de La Société d’Histoire et de Géographie d’Haïti 1 n.1 : 35–55.
———. 1928. Ainsi parla l’oncle : Essai d’ethnographie. Paris : Imprimerie de Compiègne.
———. 1929. Une étape de l’évolution haïtienne. Études de psycho-sociologie. Port-au-Prince : Imprimerie La Presse.
———. 1939. « Pour servir à l’histoire de l’évolution de la pensée haïtienne : une mise au point ». Les Griots. La revue scientifique et littéraire d’Haïti 3 n. 3 : 441–442.
———. 1939. Formation ethnique, folklore et culture du peuple haïtien. Port-au-Prince : Virgile Valcin.
———. 1961. Vilbrun Guillaume-Sam, ce méconnu. Port-au-Prince : Imprimerie de l’Etat
———. 1967. Lettre ouverte au Dr. René Piquion, directeur de l'École normale supérieure, sur son "Manuel de la négritude" : Le préjugé́ de couleur est-il la question sociale ? Port-au-Prince : Editions des Antilles.
———. 1971. « Discours prononcé par le Dr. Jean Price Mars». Conjonction : Revue Franco- Haïtienne, 115 : 54–61.
———. 2009. Ainsi parla l’oncle suivi de Revisiter l’oncle. Montréal : Mémoire d’Encrier.
Senghor, Leopold Sédar. 1956. « Hommage à l’Oncle ». Dans Témoignages sur la vie et l’œuvre du Dr. Jean Price-Mars 1876-1956, édité par Emmanuel C. Paul et Jean Fouchard, 3-12. Port-au-Prince : Imprimerie de l’État.
———. 1959. « Éléments constructifs d’une civilisation d’inspiration negro-africaine ». Nouvelle série, n. 24/25, Deuxième Congrès des écrivains et artistes noirs (Rome : 26 mars-1er avril 1959) : 249–279.
Shannon, Magdaline Wilhemine. 1989. Dr Jean Price-Mars and the Haitian elite, 1876–1935. Ph.D. Thesis. Ann Arbor: University of Iowa.
Sibeud, Emmanuelle. 2002. Une science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930. Paris : Editions de l’EHESS.
Trouillot, Michel Rolph. 1993. « Jeux de Mots, Jeux de Classe : Les Mouvances de L’Indigénisme ». Conjonction : Revue Franco- Haïtienne, 197 : 29–41.
Auteur
Jhon Picard Byron, Professeur à l’Université d’État d’Haïti, est membre permanent et directeur du laboratoire LAngages DIscours REPrésentations (LADIREP), Unité de recherche de Université d'Etat d'Haïti, rattachée à la Faculté d’Ethnologie. Il développe ses recherches sur la construction culturelle et citoyenne en Haïti à partir de l’œuvre de Jean Price-Mars. Il travaille sur des écritures anticoloniales et contre-historiques, sur la construction nationale et l’identité culturelle, la mémoire de l’esclavage, ainsi que sur les instrumentalisations politiques de l’ethnologie. Il a entre autres dirigé avec Kali Argyriadis, Emma Gobin, Maud Laëthier et Niurka Núñez González (2020), la publication Cuba-Haïti : Engager l’anthropologie. Anthologie critique et histoire comparée (1884–1959).
Jhon Picard Byron PhD, Université d’Etat d’Haïti (UEH), 21 Rue Rivière, Canapé-vert, HT–6115 Port-au-Prince, Haïti. jhon_picard.byron@ueh.edu.ht
[1] L’Atlantique noir est une formation culturelle s’étendant sur les rives de l’Atlantique, composée d’éléments divers de l’Afrique et de l’Occident, marquée par les luttes communes pour l’émancipation et le sentiment de faire partie d’une diaspora (Gilroy [1993] 2017).
[2] A la séance d’ouverture du 1er Congrès Mondial des Écrivains et Artistes Noirs en 1956 Price Mars, « le doyen des intellectuels haïtiens », est désigné à l'unanimité « Président» par la voix d’Alioune Diop et est placé bien au centre des participants du congrès au moment de prendre la photo officielle de l'événement.
[3] L’auteur ajoutera Price à son patronyme au moment de rencontrer Booker T. Washington en 1904 (Magloire [2003] 2019 qui cite Antoine). Ti-Price était le sobriquet que son père lui avait donné en guise d’admiration pour son collègue député et compère Hannibal Price (Antoine 1981, 11 et 46 ; voir également Byron 2012, 175)
[4] Ainsi parla l’oncle a été réédité à plusieurs reprises (1928, 1954, 1973, 1996). La dernière réédition date de 2009 aux Éditions Mémoire d’Encrier.