Le vodou haïtien a été formé dans le contexte de l’esclavage. Culte de la famille royale au Dahomey, en Afrique Occidentale, il a été transformé par les esclaves de l’île d’Haïti en moyen de reconstruction de soi et en force de libération. D’où le rôle primordial que le vodou a joué dans la plus grande révolte réussie d’esclaves de l’histoire et dans la création d’Haïti indépendante. Initialement, l’anthropologie basée sur une perspective évolutionniste considérait le vodou comme une émanation d’une culture primitive et barbare, assimilable à la magie et la sorcellerie, point de vue qui était congruent au mouvement colonisateur européen. Le vodou a ainsi dû subir plusieurs vagues de persécutions de la part du clergé catholique. Au cours des dernières décennies l’anthropologie a cependant montré que le syncrétisme qui s’observe dans le vodou, notamment avec le réemploi du culte des saints des églises catholiques, est l’indice de la création d’une culture nouvelle qui est capable de tolérance. Son panthéon et son rituel se laissent comprendre grâce à une anthropologie fondée sur les théories du langage et de la fonction symbolique. L’anthropologie nous montre aussi que le vodou haïtien constitue une pratique de mémoire et qu’il est patrimoine pour l’humanité depuis le dix-neuvième siècle.
Introduction
Culte rendu à des entités spirituelles ou divinités qui se partagent les différents domaines de la nature (l’eau, l’air, le feu etc.) et des activités humaines (par exemple la sexualité, le travail etc.), le vodou[1] se pratique d’abord dans les pays du Golfe du Benin, à savoir le Dahomey ou l’actuel Benin, le Nigeria, le Togo, la Guinée et le Ghana. Dans cette région, l’organisation de la société avant le dix-huitième siècle se basait principalement sur la famille, le lignage, le village et l’ethnie. Chacun d’entre eux disposait de ses propres divinités qu’on appelait vodoun et qui représentaient dans la langue Fon au Dahomey une force invisible, capable d’intervenir dans les corps des individus par la transe et la possession. Les tensions et, dans certains cas, les guerres entre ethnies favorisaient des interférences au niveau religieux et certaines divinités parvenaient à passer d’une ethnie à une autre. C’est surtout dans le Dahomey du dix-huitième siècle qu’on observe une centralisation de ces cultes qui les plaçait sous la domination de la famille royale.
Avec la traite des Noirs (c’est-à-dire le commerce de personnes africaines) et l’esclavage qui se développent dès les premières décennies du seizième siècle et qui s’intensifient, entre autres, grâce à la Compagnie française des Indes occidentales créée en 1664, des millions d’Africains vont être déportés vers les Amériques. Leurs divinités voyageront avec eux. De là émergent les cultes comme le candomblé au Brésil, la santeria à Cuba, et le vodou à Saint-Domingue, nom de la colonie française qui deviendra Haïti indépendante en 1804, et qui se divisera en Haïti et la République Dominicaine en 1821.
Comprendre le vodou revient à se pencher en tout premier lieu sur les transformations qu’il subit à partir du vécu des Africains en provenance de multiples ethnies et enclins très tôt à créer les conditions de leur libération de l’esclavage. La recherche en anthropologie restera hantée, ou à tout le moins intriguée, par cet effort remarquable des esclaves qui parvinrent à produire un nouveau système religieux et culturel intégrant à la fois des éléments issus des ethnies mélangées sur le terrain, ceux imposés par l’institution esclavagiste et ceux légués par les Amérindiens. Ce mélange interculturel d’éléments très hétérogènes semble constituer l’originalité du vodou.
Les anthropologues distinguent souvent deux étapes dans la formation du vodou en Haïti: celle qui se produit durant la période esclavagiste aux dix-septième et dix-huitième siècles, l’autre qui commence avec l’indépendance d’Haïti en 1804 et se poursuit jusqu’à nos jours, le contexte politique lui imprimant une forme nouvelle. En présentant le panthéon du vodou et ses rituels, nous porterons l’interrogation anthropologique sur la signification des divinités du vodou dans la vie individuelle et collective. En dépit des préjugés diffusés à partir d’une anthropologie fondée sur l’opposition barbare/civilisé, le vodou apparaîtra comme la création d’une nouvelle culture, comme un lieu de mémoire et comme un patrimoine pour l’humanité universelle.
La formation du vodou et l’esclavage
Les conditions de vie dans lesquelles la traite des Noirs et l’esclavage ont jeté les Africains dans les Amériques ont eu pour conséquence de rendre difficile, sinon impossible, la reprise de l’héritage religieux et culturel des ethnies d’où ils provenaient. Les esclaves étaient en effet coupés de leurs familles et de leurs lignages, ils étaient considérés comme des biens meubles, et l’esclavage leur était offert, pour la plupart des missionnaires, comme une opportunité d’accéder à une condition d’êtres humains véritables. Le père J.B. Dutertre déclarait ainsi par exemple que «leur servitude [était] le principe de leur bonheur» et que «leur disgrâce [était] cause de leur salut» (1666: 35). L’Afrique était identifiée comme un continent peuplé de sauvages et de barbares, et frappé par ce qu’on appelait alors «la malédiction de Cham», légende qui s’appuie sur le récit biblique de Canaan et ses fils, celui appelé Cham ayant été déclaré «maudit» et destiné à l’esclavage. La même légende attribue à Cham la couleur noire, et servira dès le dix-septième siècle, notamment en Hollande en 1666, à justifier la traite des Noirs et leur esclavage.
La conversion au christianisme devait permettre une assimilation culturelle progressive de l’esclave africain. Une perspective évolutionniste régissait alors l’anthropologie naissante des dix-huitième et dix-neuvième siècles (Duchet 1971) qui prétendait faire de l’Europe la pointe la plus avancée de l’humanité, tandis que l’Afrique était pensée au plus bas de l’échelle.
La publication en 1685 du Code noir par Louis XIV, roi de France, visait à légitimer la pratique esclavagiste juste après la révocation de l’Edit de Nantes. Promulgué en 1598, ce dernier marquait en effet la fin des guerres de Religion en Europe en instaurant la paix civile et la paix religieuse. Par sa révocation, Louis XIV s’offrit la possibilité d’inscrire en préambule du Code noir l’intolérance envers le protestantisme et le judaïsme et l’ordre de baptiser et d’instruire les esclaves dans la religion catholique. L’article 2 du Code noir stipulait ainsi : «Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine» tandis que l’article 3 déclarait : «Interdisons tout exercice public d’autre religion que la catholique…» (Sala-Molins 1987). Il était question ici des cultes protestants et juifs, les pratiques religieuses africaines n’étant, elles, pas censées exister. Le Code noir les considérait en effet plutôt comme des pratiques dites «séditieuses» de sorte que les attroupements d’esclaves étaient rigoureusement interdits.
Il est important de signaler la dureté exceptionnelle des conditions de travail des esclaves sur les plantations et dans les demeures des colons. Le système esclavagiste est à la source de l’enrichissement de la France à Saint-Domingue, mais aussi de toute l’Europe qui déporta de 12 à 15 millions d’Africains captifs entre le seizième et le dix-neuvième siècles, pour les cultures de la canne à sucre, du coton, du café, de l’indigo et du cacao (voir par exemple les données démographiques dans Coquery-Vidrovitch et Mesnard 2013: 122). A Saint-Domingue, les esclaves travaillaient du matin au soir sous la stricte surveillance de commandeurs armés de fouets. Les maîtres adoptaient une stratégie qui consistait en principe à empêcher les esclaves de se retrouver entre membres d’une même ethnie, car il fallait par tous les moyens les maintenir dans une situation de sujétion totale. Concrètement, un esclave était considéré comme n’ayant ni ascendant ni descendant. C’est pour cette raison que certains sociologues parlent de «mort sociale», donc de dépersonnalisation totale recherchée par les maîtres (Patterson 1982). Ces conditions de travail, semblables à celles d’un camp de concentration, poussèrent les esclaves à trouver les moyens d’une reconstruction d’eux-mêmes, c’est-à-dire à tisser un nouveau lien social qui les rende solidaires dans la lutte pour leur libération.
Le culte des morts dans la formation du vodou
Le culte des morts a été pour les esclaves non seulement un point de rattachement aux traditions religieuses et culturelles africaines mais aussi le fondement de nouvelles pratiques et représentations qu’ils mirent en œuvre de manière originale du fait de leur subjugation par les institutions esclavagistes. Le culte des morts n’était pas un simple héritage africain, il fut investi d’une signification nouvelle. Si la traite des Noirs était une déportation qui arrachait l’individu à sa famille, son lignage et son clan, il fallait s’attendre à ce que, lors d’un décès d’esclave, tout soit mis en œuvre pour permettre le resserrement des liens avec la terre natale. Les funérailles de l’esclave décédé dans la colonie donnaient lieu à des manifestations rituelles visant à remettre le mort en contact avec ses ancêtres. A travers eux, ce sont les divinités protectrices de son lignage et de son ethnie qui étaient recherchées. L’héritage religieux et culturel de l’Afrique est peu à peu retrouvé dans cette chaîne sémantique que représente le raccordement des morts aux ancêtres et aux divinités. Plusieurs chroniqueurs et historiens signalent que les esclaves croyaient pouvoir retourner en Afrique lors de leurs décès, et ceux qui se sont suicidés exprimèrent parfois l’espoir de prendre le chemin du retour.
En dehors de la sépulture, on observe deux autres moments importants dans la formation du vodou. Le premier moment est celui des soirées du dimanche qui sont données comme temps de loisir aux esclaves et sont pour eux des occasions de danses, appelées «calendas». Ces danses permettent de renouer avec les pratiques africaines loin du regard des maîtres. Le deuxième moment est ce qu’on appelle le marronnage (Fouchard 1988 [1972]), c’est-à-dire la fuite des esclaves dans des zones montagneuses reculées où ils parviennent parfois à retrouver des membres de leurs ethnies et, en tout cas, à s’organiser une vie libre. Le marronnage a fait l’objet de nombreuses études et est reconnu comme l’expression d’un désir de liberté, et donc de contestation de la condition d’esclave (voir par exemple Fouchard 1962 et Fick 2017).
Les maîtres des plantations de Saint-Domingue craignaient beaucoup le marronnage et prévoyaient des punitions extrêmes pour ceux qui s’y risquaient. Mais ils ne soupçonnaient souvent pas la face cachée des pratiques culturelles et religieuses de leurs esclaves car ces derniers pouvaient manifester un engouement sincère pour les prières, les messes et les cultes aux saints et à la Vierge et se montraient souvent très empressés à participer aux processions. Les chromolithographies représentant des saints qui ornaient les églises catholiques que les esclaves étaient obligés de fréquenter leur offraient d’ailleurs des détails permettant de soutenir les représentations des divinités africaines. D’où le syncrétisme qui restera - à première vue - la marque du vodou haïtien, comme du candomblé brésilien et de la santeria cubaine.
Le vodou et l’insurrection générale des esclaves de 1791
A partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle, de nombreux leaders religieux issus à la fois des églises catholiques et des milieux du marronnage appellent à la révolte, entraînant beaucoup d’esclaves à leur suite. Parmi ces leaders figuraient, en 1768, le Padre Jean qui laissa son nom à un rite du vodou appelé Petro, Colas Jambes Coupées, esclave marron qui passait pour sorcier et qui mobilisait les esclaves pour abolir la colonie, et, surtout, le célèbre Makandal qui prophétisa dès 1751 la disparition des blancs et la fin de l’esclavage. Makandal avait pour réputation d’être spécialiste des recettes d’empoisonnements et de potions magiques et son nom reste attaché aux pratiques et croyances en sorcellerie dites makanda. Arrêté et condamné en 1758 à être brulé vif, Makandal, disait-on alors à travers la colonie, parvint à s’échapper des flammes en se transformant en lézard. Des recherches récentes parlent d’un «site Makandal» (Midy 2003) de la révolution haïtienne, car c’est depuis l’habitation, appelée Lenormand de Mézy, où il opérait dans le Nord du pays que l’idée d’une insurrection générale des esclaves se serait peu à peu répandue. Il faut nous arrêter sur cet évènement capital dans l’histoire du vodou qui demeure liée au processus de la révolution anti-esclavagiste dans laquelle la nation haïtienne prend naissance (voir Fick 2014).
Le 14 aout 1791, près du Morne-Rouge, dans une localité appelée Bois-Caïman, environ deux cents esclaves - commandeurs, cochers, esclaves domestiques, représentants de divers ateliers des habitations sucrières etc. - se réunissent pour une cérémonie vodou organisée sous le leadership de Dutty Boukman, esclave dans une plantation du nord du pays et prêtre vodou (oungan). D’après le premier témoignage dont on dispose grâce au récit du chirurgien Antoine Dalmas qui participait à la cérémonie (1814), les participants sacrifièrent un cochon aux divinités africaines et firent le serment de mettre fin à l’esclavage et de se lancer dans une insurrection générale. Ils burent le sang de l’animal sacrifié et jurèrent de garder le secret de l’insurrection à venir. Au cours de la cérémonie officiait également une femme du nom de Cécile Fatima. Certains historiens (Geggus 2002) évoquent une version romancée de la cérémonie, dans laquelle elle se serait tenue au cours d’une nuit d’orage. Une semaine après, dans la nuit du 22 au 23 août 1791, l’insurrection éclate : toutes les plantations de canne et les caféteries, ainsi que les ateliers de Saint-Domingue sont incendiés dans un large rayon. Des éléments catholiques émergent aussi dans ce contexte révolutionnaire. Un marron qui s’appelait Romaine la Prophétesse déclarait ainsi être le filleul de la Vierge Marie qui lui aurait dicté des messages pour libérer 4000 noirs et mulâtres de l’esclavage.
Le bilan de l’insurrection est désastreux pour la colonie : plusieurs centaines de colons (peut-être même un millier) sont tués, 1200 caféteries et 161 sucreries disparaissent dans les flammes. Les pertes sont évaluées par le gouvernement Français à 600 millions de livres (Cauna 1987: 212).
Saint-Domingue est à cette date une poudrière avec 500 000 esclaves dont un certain nombre sont en fuite et établis dans des camps comme marrons dans les montagnes, 40 000 affranchis[2] mulâtres et noirs, et 30 000 blancs divisés en «petits blancs» (artisans, commerçants, marins et soldats) et «grands blancs» (planteurs et administrateurs). Le Code noir de 1685 régissait depuis des décennies les rapports entre ces groupes à partir d’une hiérarchie raciale stricte qui va des blancs aux noirs en passant par les mulâtres. Dès l’arrivée des nouvelles de la Révolution française à Saint-Domingue, les groupes sociaux et raciaux sont mis en branle. Neuf ans après la Révolution Haïtienne, en 1802, Napoléon essaya de rétablir l’esclavage. Ces efforts menèrent à une guerre contre 40 000 hommes expédiés par la France qui confirmera l’indépendance d’Haïti. Les sociétés secrètes vodou ont, selon toute probabilité, joué un rôle important dans cette guerre.
Après avoir établi les racines et l’importance historique du vodou, il convient à présent de nous pencher sur le panthéon de cette religion et sur son rituel. Nous nous demanderons notamment comment l’anthropologie rend compte de ce système de croyances et de pratiques.
Le panthéon vodou et ses rituels
On observe en Afrique (au Benin et au Nigeria notamment) trois types de vodou : de la famille ou du lignage (hennu-vodu), du village (to-vodu) et de l’ethnie (ako-vodu) (voir la description des types de vodou au Benin dans Desquiron 1990). Les divinités se distribuent en groupes célestes (Mawu-Lisa étant responsables du jour et de la nuit, Gu étant de son côté chargé d’organiser l’univers); puis en groupes terrestres (avec Agwe ou Agbe pour les eaux, ou Sogbo pour la pluie); enfin en groupes de divinités de l’orage (comme Ogou-Badagri maître du tonnerre). Dans le cas de Saint-Domingue/Haïti, les divinités africaines (appelées lwa, esprit ou mistè) sont réparties en divinités rada (représentant les Fon et les Yoruba) et divinités congo et petro (respectivement pour le monde bantou et pour le monde créole). Elles constituent une transformation des ethnies en familles de divinités (dites nanchon ou nation) et forment un véritable panthéon. Dieu est reconnu comme le «grand maitre» (Granmet) qui laisse aux lwa, ces divinités secondaires, la tâche de s’occuper des choses terrestres. Entre les humains et le monde, il y a donc la médiation de ces divinités qui forment un champ imaginaire et symbolique, base du lien social, de reconnaissance mutuelle entre les esclaves et de leur solidarité dans les révoltes.
La valeur d’un lwa dans le panthéon peut se comprendre un peu comme un mot dans une langue : sa valeur change et ne se comprend que dans un rapport d’opposition et de complémentarité avec les autres lwa, donc avec l’ensemble des familles de divinités. Ainsi Legba est le lwa «chef de file» de tous les autres, qui ouvre la barrière qui sépare les humains du monde des lwa. Représenté par Saint Pierre il est aussi le gardien des temples (appelés ounfor) et des habitations et il est invoqué au début de chaque cérémonie vodou. Legba, lwa chef de file des divinités, est «maître des carrefours», lieux de tous les dangers qui reçoivent souvent des objets appelés wanga afin de protéger contre les mauvais sort ou d’en jeter contre des ennemis supposés. Parmi les lwa importants, il faut aussi noter Ogou qui est représenté par Saint Jacques le Majeur, comme un guerrier. Sa couleur préférée est le rouge, il est lié au feu mais reste en correspondance avec l’eau où il retrouve le lwa Ezili, la femme coquette et sensuelle, représentée par la Vierge Marie comme sa maîtresse. Ogou est aussi le cousin de Zaka, lwa de l’agriculture, qui lui-même a pour fils adoptif Brave Gédé, esprit des morts et des cimetières. Beaucoup de ces lwa sont du rite Rada, mais ces esprits peuvent tout de même faire partie des rites Congo et Petro. Ainsi, par exemple, les lwa rada appelés les jumeaux (ou marassas) sont considérés comme redoutables (Heusch 2000). Le lwa Baron Samdi, chef de file des lwa des morts, peut pour sa part se trouver à la fois dans le rite Rada et dans le rite Petro.
Les temples du vodou (ounfor)
Les lwa sont honorés régulièrement dans les ounfor qui sont les temples du vodou et le lieu où se tiennent les cérémonies. Il semble que c’est à partir de l’indépendance en 1804 que des ounfor ont été érigés à travers Haïti. Chaque ounfor est dirigé par un oungan qui en est le propriétaire; une femme peut être également propriétaire d’un ounfor, elle s’appelle alors manbo. A l’entrée d’un ounfor, on trouve souvent un arbre, le calebassier, qui est la résidence du lwa Legba.
On pourrait se méprendre sur les décorations d’un ounfor faites d’images de saints catholiques, car en vérité il s’agit des lwa qui y sont le plus souvent honorés. Ces images personnifiant les lwas sont logées dans des cases (kay-mistè) où l’on apporte les mets préférés et les objets symboliques de ceux-ci, le plus souvent à l’occasion de cérémonies. Le lwa Ezili, qui représente la femme coquette, recevra ainsi par exemple un miroir. Une salle large, appelée péristil, sert pour les cérémonies qui consistent en danses et chants en l’honneur des lwa. Au milieu du peristil se dresse, comme axe de liaison entre le monde terrestre et le monde céleste, un pilier nommé poto-mitan, souvent décoré de deux serpents (Dambala-Wedo et sa femme Ayida Wedo associés comme l’eau et le feu). C’est par le poto-mitan que passent les divinités africaines depuis l’Afrique mythique après un voyage sous les eaux de l’Atlantique pour rejoindre leurs serviteurs dans le temple. Autour du poto-mitan prennent place le oungan ou la manbo, la reine chanterelle qui dirige la danse et les chants, les initiés ou ounsi qui s’apprêtent à chanter et à danser, puis des participants appelés pitit kay, accueillis en tant que membres de la confrérie. Face à eux un orchestre composé de trois tambours qui servent comme instruments sacrés joue des rythmes propres aux lwa afin de provoquer la transe et la possession. Au début de chaque cérémonie on dessine par terre avec du café ou de la farine des dessins géométriques symboliques des lwa qui incitent à la transe (vèvè). Sur une table semblable à un autel sont déposés les emblèmes des lwa : des plats, des objets divers comme des bouteilles contenant les âmes de personnes décédées mises sous leur protection.
Les grands lieux du vodou en Haïti comprennent notamment les temples de Souvenance et de Soukri, tous les deux proches de la ville portuaire Gonaïves. Ils accueillent chaque année à Pâques et au mois d’août des milliers de visiteurs et de pratiquants, y compris des membres de la diaspora haïtienne. A vrai dire, toute l’année, les fêtes patronales catholiques sont investies par des vodouisants qui n’ont aucune difficulté à en faire des occasions de pèlerinage vodou. Par exemple le 16 juillet la fête de Saut d’Eau dédiée à Notre-Dame du Mont-Carmel attire plusieurs dizaines de milliers de pèlerins du vodou à une cascade célèbre entourée d’arbres considérés comme les résidences des divinités de ce culte. Souvent les pèlerins fréquentent aussi l’église locale avec le même engouement qu’ils manifestent autour de la célèbre cascade.
Quelle est la nature des lwa et quelles sont leurs exigences? Ils ne sont en soi ni bons ni mauvais car leur influence sur nos vies dépend de notre manière de suivre leurs règles. Les lwa participent à un système hiérarchique et ceux qui ont la préséance sur les autres tiennent à être honorés plus fastueusement.
Le service des lwa (les rituels vodou)
Comment bien servir les lwa et que représentent-ils aujourd’hui dans la vie des individus comme dans celle de la collectivité? Un individu reçoit généralement un ou deux lwa comme héritage familial. On parle alors de lwa-racine; il y a des familles haïtiennes qui ont dans leur chambre, à l’abri des regards, un petit autel appelé wogatwa sur lequel est déposée l’image d’un saint qui est justement le lwa hérité auquel elles rendent un culte régulier. Sur le plan collectif, il existe des confréries auxquelles certaines familles appartiennent dans un ounfor. On assiste ou on participe activement à des cérémonies qui suivent le calendrier liturgique catholique: la nuit de Noël on demande des faveurs aux lwa, le 6 janvier la fête des Rois donne lieu à une cérémonie qui réunit plusieurs familles, et les 1er et 2 novembre la fête des morts est l’occasion de festivités dignes d’une fête nationale dans les cimetières (Métraux 1958: 216ss). Tout au long de l’année, oungan et manbo reçoivent des consultations et officient en tant qu’interprètes attitrés du langage des divinités vodou pour orienter les individus dans leur vie quotidienne.
Pour obtenir les faveurs des lwa, il convient de leur faire des offrandes régulièrement. On peut verser de l’eau par terre (jétédlo) pour leur donner à boire, geste qui ouvre les cérémonies. On sacrifie aussi des animaux (volaille, cabri ou bœufs) afin de leur donner à manger (manger-lwa). Bien entendu, chaque rituel doit être appliqué avec rigueur sinon on court le risque de susciter la colère des «esprits». Une cérémonie culmine généralement en une crise de possession, phénomène qui consiste pour le vodouisant à prendre la forme du lwa, à se laisser posséder par lui (on parle du «chevauchement» du lwa) en tombant dans une transe. Dès les premiers signes d’une telle transe, l’assemblée des vodouisants se prépare à accueillir le lwa et lui présente ses objets et ses emblèmes. L’épiphanie du lwa est un signe de réussite de la cérémonie.
Certains vodouisants ne se contentent pas des rapports traditionnels qu’ils ont avec les lwa dans le cadre de la famille ou dans la confrérie. Ils peuvent avoir une relation plus approfondie avec tel ou tel lwa. Normalement, c’est le lwa qui est censé élire l’individu. Ainsi un «mariage mystique» avec un lwa peut avoir lieu à partir d’un rêve, d’une maladie, d’un accident ou d’échecs répétés dans la vie quotidienne. Cette cérémonie se déroule comme un mariage ordinaire avec bénédiction des anneaux en présence de témoins. Le lwa doit donner son accord pour le mariage en songe ou en intervenant par la possession dans la tête d’un participant. Le mariage mystique est une forme de transmission de l’héritage des lwa car c’est grâce à un parrain (ou à une marraine) ayant déjà subi une initiation que cette transmission peut s’opérer, le nouveau marié occupant alors une position de filleul. Il devra réserver certains jours de la semaine pour lui faire des offrandes et se soumettre à une abstinence sexuelle.
Il arrive que certains vodouisants cherchent à acheter d’un oungan ou d’un boko[3] des lwa non hérités pour des protections supplémentaires ou pour jeter des sorts à des ennemis supposés. Ceci est néanmoins risqué car un lwa peut en retour faire des réclamations difficiles à honorer.
L’initiation est un rituel qui se déroule après plusieurs jours (ou semaines) de réclusion dans un ounfor. L’individu qui a été choisi par un lwa peut difficilement se dérober. Mais il peut choisir de devenir initié (ounsi) afin de vivre jusqu’à sa mort avec le lwa attaché à sa tête comme une protection permanente. Le temps de l’initiation est justement le temps pendant lequel l’individu apprend les mœurs du lwa, les feuilles et les plantes curatives, les plats, bref tous les objets liés à celui-ci. La sortie des initiés accompagnés de leur parrain et marraine est une cérémonie solennelle. A sa mort, l’initié devra subir un rite de séparation (desounen) du lwa pour lui permettre de partir tranquillement du monde des vivants. C’est également à partir d’une longue initiation qu’un prêtre vodou devient interprète attitré des lwa, une fonction qu’on reçoit en général en héritage.
On peut inscrire dans le cadre des pratiques initiatiques les sociétés secrètes du vodou. Elles font partie de l’héritage de l’Afrique de l’Ouest, portent des noms tels que Chanpwel, Zobop et Bizango et se réunissent seulement la nuit. Elles fonctionnent selon une stricte hiérarchie sous le commandement d’un oungan qui prend le titre d’empereur. Ces sociétés ont pour but de défendre le vodou et ses temples et passent pour disposer de pouvoirs de sorcellerie (voir Hurbon 1988 et Justinvil 2020). Aussi sont-elles redoutées. L’imaginaire de sorcellerie qu’elles soutiennent est largement utilisé dans des prédications protestantes pour convertir les Haïtiens des couches populaires au protestantisme charismatique (Hurbon 2001: 227-44).
Les avancées de l’anthropologie
Parmi les problèmes qui ont retenu l’attention de l’anthropologie du vodou figurent le phénomène de la possession, la sorcellerie et le syncrétisme. Sur la possession, on pensait jusqu’ici qu’il s’agissait de l’hystérie ou d’un phénomène pathologique relevant de la psychiatrie. Cette interprétation participait d’une vision qui consistait à placer dans le registre de l’anormal le fait de pouvoir être pris de convulsions et de perdre le contrôle de soi. Il a fallu le travail entrepris par Claude Lévi-Strauss à la suite de Marcel Mauss et sous l’influence des nouvelles recherches en linguistique des années 1950 pour comprendre la possession comme un langage. La crise de possession dans une cérémonie vodou parait tout à fait normale pour les membres de l’assistance, personne ne semble en être offusqué, car la normalité doit être comprise selon les règles du système culturel en place. C’est en suivant cette voie d’analyse symbolique ouverte par Lévi-Strauss qu’on parvient à expliquer le rapport des individus et de la société aux divinités du vodou (voir Hurbon 1972, 1987). Au moment d’une crise de possession, le lwa doit recevoir des salutations spéciales, des rythmes de tambour précis, des pas de danses qui permettent de l’identifier, et ses objets symboliques comme par exemple un sabre s’il s’agit du lwa de la guerre qu’est Ogou. Les actes de reconnaissance des divinités que sont les cérémonies et rituels forment un langage, ils permettent à l’individu de reconnaître sa place dans la société. En suivant ces rituels les Haïtiens affirment leur identité, invoquent leur histoire particulière et douloureuse et sentent qu’ils disposent des puissances des lwa pour affronter les difficultés de la vie. Car perdre le langage des lwa c’est s’exposer à être sous l’empire d’une relation duelle de soi à soi et perdre le langage tout court. Les lwa prennent en charge la vie de l’individu et le mettent dans un champ de signification en classant les différents domaines de la vie sociale et de la nature, de sorte que les évènements, heureux ou malheureux, trouvent un sens.
En même temps, la possession suppose une fragilité permanente du corps qui a besoin d’être protégé contre des intrusions d’esprits mauvais, ou de sorts envoyés contre soi. Elle n’est jamais laissée à elle-même mais il faut qu’elle soit codée, contrôlée, maitrisée quelque peu. La magie et la sorcellerie sont, en règle générale, réprouvées par le vodouisant, elles constituent une partie négative et dangereuse du vodou dont l’individu doit le plus possible s’éloigner (Heusch 2000). Mais en partant du principe que le corps de l’individu peut être traversé ou possédé par des forces spirituelles (que sont les lwa ou les «esprits» des morts), un ennemi peut envoyer sur lui des forces négatives capables de causer des maladies ou même la mort. L’initiation et le mariage mystique servent justement à renforcer la protection des vodouisants. Toutefois, on devra tenir compte de la distinction célèbre faite par l’ethnologue Evans-Pritchard (1972) entre magie (witchcraft) et sorcellerie (sorcery); la magie est une technique faite de gestes rituels, d’objets matériels et de connaissances ou de dons au service d’un individu, tandis que la sorcellerie est un pouvoir attribué à des personnes prétendument capables d’accaparer la substance vitale d’un individu malgré lui.
L’autre pas important dans l’anthropologie du vodou est celui qui a été réalisé par les travaux de Roger Bastide sur le syncrétisme. Ce mélange de culte catholique (prières, images de saints, engouement pour le baptême) et de traditions proprement africaines (divinités ou esprits résidant dans les arbres, dans les eaux, et susceptibles d’intervenir dans les corps par la possession) subit facilement des mésinterprétations. Justement Bastide (1967) montre pour la première fois que les éléments culturels observés dans le vodou ne sont pas simplement juxtaposés: il applique le «principe de coupure» pour expliquer que les communautés noires issues de l’esclavage passent aisément d’un système religieux à un autre. Ce principe de coupure permet de rendre compte de la capacité d’utiliser tel ou tel élément cultuel comme masque ou paravent pour la préservation de son propre héritage africain et en même temps pour la réinterprétation de cet héritage sur la base d’éléments empruntés dans l’autre système, et vice-versa. On est alors en présence d’un processus de créativité culturelle dans lequel des éléments hétérogènes, hybrides, peuvent cohabiter.
Une autre recherche anthropologique suggestive est celle qui porte sur la mise-en-scène du masculin et du féminin dans les cultes du vodou. Lidwina Meyer (1999) montre ainsi qu’il existe dans les textes des mythes une différence graduelle du sexe qui va du masculin au féminin à partir d’un jeu de masques et de rôles divers dans l’ordre de la sexualité. De là, on est censé sortir des oppositions traditionnelles féminin/masculin, esprit/corps et identité de soi/non soi. Cette analyse aboutit à mettre en question l’infériorisation des femmes et la place arbitraire faite à l’homme comme homme universel. Il est effet remarquable que dans le vodou peu de discriminations normatives de genre semblent exister. Les femmes peuvent être prêtresses et occuper toutes sortes de fonctions dans un ounfor.
Les préjugés
Pendant la première moitié du dix-neuvième siècle, le vodou était seulement toléré par les premiers chefs d’Etat haïtiens qui avaient une certaine appréhension à l’admettre comme religion. C’est plutôt le catholicisme qui faisait office de religion reconnue par l’Etat. Les élites du pays connaissaient le rôle subversif que le vodou avait joué pendant la révolution et savaient qu’il pourrait donner lieu à l’apparition de pouvoirs parallèles à l’Etat. En revanche, le vodou restait accroché aux flancs de l’Eglise catholique et fonctionnait presqu’en osmose avec elle. Qui plus est, l’Etat haïtien avait entrepris plusieurs tentatives de négociation avec le Vatican pour la reconnaissance officielle de l’indépendance d’Haïti depuis les années 1820, et c’est seulement en 1860 qu’un Concordat fut signé entre l’Etat haïtien et le Vatican. A partir de cette date, Haïti reçut des missionnaires de la Bretagne française pour l’instruction publique et pour ériger des paroisses catholiques dans tout le pays (voir Delisle 2003). Une nouvelle vision civilisatrice allait être proposée au pays par le clergé catholique et le vodou passait pour être un lieu où se pratiquaient la magie, la sorcellerie et le cannibalisme. Tels étaient déjà les préjugés qui circulaient sur les pratiques et croyances africaines. Haïti devait selon les missionnaires catholiques se débarrasser de ce qu’on appelait les tares africaines que représentait le vodou, pour se hausser à l’égal des nations civilisées. L’interprétation du vodou sur la base de l’opposition barbare/civilisé qui a longtemps dominé le pays provient d’abord du regard de missionnaires et d’administrateurs au temps de la colonie, puis de visiteurs européens au dix-neuvième siècle (comme Spencer St John 1884).
Citons par exemple cet extrait du discours d’un Evêque français en 1896
C’est ici notre ennemi principal, celui auquel nous devons faire une guerre sans trêve, une guerre à mort. Regardons-le en face, afin d’en avoir plus d’horreur et de nous rendre plus à même de le combattre avec succès [...] Combien s’imaginent que le vodou consiste en des danses obscènes et en des repas copieux. Le vodou est un vrai culte diabolique : il a ses sacrifices et ses pontifes; les danses ne sont que les dehors grossiers d’un intérieur infernal. (Kersuzan 1896)
Ces préjugés sont congruents au mouvement général de colonisation fondé sur un projet «civilisateur» européen qui prend son essor pendant le dix-neuvième siècle. L’anthropologie naissante à la fin du dix-huitième et au dix-neuvième siècles restait initialement tributaire de ce projet dans la mesure où elle «ordonn[ait] la diversité de races et des peuples, et leur assign[ait] un rang, c’est-à-dire un rôle dans l’histoire» (Duchet 1971), en l’occurrence le rôle de «sauvage». Dans cette perspective, la théorie d’un racisme prétendument «scientifique» fut élaborée à la fin du dix-neuvième siècle.
Le vodou va alors subir dans la foulée «civilisatrice», deux grandes vagues de persécutions de la part de l’Eglise catholique devenue en 1860 la religion officielle de l’Etat. En 1896 tout d’abord, elle incite les fidèles catholiques à rejeter explicitement les pratiques et croyances du vodou, puis, en 1941, elle organise une grande campagne nationale avec autodafé appelée campagne de «rejeté» qui réclame de chaque paroissien un serment de renonciation au vodou comme renonciation à «Satan et à ses œuvres» (voir Métraux 1958: 298ss., et Ramsey 2011). Cette campagne a été vivement critiquée en 1942 par l’ethnologue et écrivain Jacques Roumain fondateur du Bureau d’ethnologie haïtien, lequel sera chargé de collecter et de protéger les objets sacrés du vodou, puis de promouvoir des recherches sur tous les aspects du vodou et des traditions culturelles du pays.
Le sursaut des intellectuels: le vodou comme lieu de mémoire
L’occupation américaine d’Haïti de 1915 à 1934 sera également l’occasion d’un regain de la vision péjorative de cette religion. On assiste en même temps à un sursaut des intellectuels haïtiens : Jean Price-Mars publie en 1928 un recueil de conférences intitulé Ainsi parla l’oncle dans lequel il proposait de reconnaître les sources africaines de la culture haïtienne et donc le vodou comme une religion dont les Haïtiens ont le droit de se réclamer. Des ouvrages importants (par exemple Métraux 1958; Verger 1957) présentent des ethnographies du vodou qui reconnaissent son rôle dans le recouvrement de la dignité des Africains déportés en esclavage, et son statut de création culturelle originale témoin de leur identité.
Après les tentatives de manipulations politiques explicites du vodou pendant les trente ans de la dictature des Duvalier, François Duvalier se déclarant défenseur de celui-ci mais l’instrumentalisant en faisant de certains oungan ses représentants dans des villes et des campagnes (voir Hurbon 1979), le culte reste aujourd’hui secoué par la grande vague des nouvelles églises pentecôtistes. Ces dernières provoquent par leurs prédications un emballement de l’imaginaire de la sorcellerie comme essentiellement l’apanage du vodou. Celui-ci garde néanmoins une position transversale aux divers systèmes religieux en compétition dans le pays dans le sens où un vodouisant n’a pas de difficulté à se dire en même temps catholique et à accepter baptêmes et communion dans les églises. De la même façon, alors que les lwa sont diabolisés dans la version pentecôtiste du protestantisme, celui-ci adopte les croyances portant sur les rêves et les transes de l’esprit-saint qui se retrouvent dans le vodou.
Avec le processus de démocratisation que connaît Haïti après la chute de la dictature en 1986, plusieurs prêtres-vodou ont été lynchés pour avoir - disait-on - participé activement au soutien de la dictature. Le vodou a su depuis cette date créer sa propre organisation de défense contre le vandalisme et l’intolérance de certaines confessions religieuses.
Néanmoins, il cherche en même temps à obtenir les mêmes privilèges que les autres religions, comme par exemple le droit de faire office d’état-civil pour le baptême, le mariage et les funérailles. Des leaders politiques font encore de nos jours appel dans leurs discours aux «forces mystiques» du vodou pour se légitimer auprès des classes populaires. Mais ce qui finalement aura permis au culte d’être reconnu comme un des lieux de l’identité individuelle et collective haïtienne, c’est l’ensemble des arts qui en sont inspirés, tels que la peinture, la sculpture, la musique, la danse ou encore la littérature (Consentino 1995). Une tâche que l’anthropologie moderne devra se donner est d’explorer ces liens, et elle découvrira alors que le vodou est un lieu de mémoire non seulement pour la nation haïtienne mais aussi pour l’humanité. Après tout, il fut le témoin des luttes entreprises par les esclaves pour le recouvrement et la reconnaissance de leur dignité humaine.
Conclusion
Le vodou a donné lieu à des recherches importantes sur son rapport à la peinture naïve, dont André Malraux disait en 1975 qu’elle était «l’expérience la plus saisissante et la seule contrôlable de la peinture magique du vingtième siècle», mais de nombreux artistes haïtiens choisissent souvent la voie d’une peinture «sophistiquée», tout en reconnaissant l’inspiration du vodou (voir le dernier ouvrage de l’historien de l’art Philippe Lerebours 2018). De même, on se reportera à l’ouvrage, somptueux de Gérald Alexis paru aux éditions du cercle d’Art en 2000. L’on devra également inventorier sur une base scientifique les diverses ressources thérapeutiques pour le corps et l’esprit dont dispose le vodou grâce à ses connaissances des plantes et de leur valeur médicinale. Plusieurs expositions sur la peinture haïtienne ont eu lieu en France, en Suisse, aux Etats-Unis, mais sur les autres registres culturels l’anthropologie devra connaître de nouvelles avancées. Le vodou demeure sans aucun doute une culture vivante qui s’enrichit en intégrant des influences diverses grâce à l’importance de la diaspora haïtienne (aux Etats-Unis, au Canada, dans la Caraïbe et l’Amérique latine), laquelle continue à se référer aux croyances et au culte du vodou.
Des questions surgissent sur le rôle du vodou dans la révolution haïtienne, dans les attitudes ambivalentes des gouvernements haïtiens de l’indépendance en 1804 à jours, puis sur les sociétés secrètes dont l’imaginaire hante les Haïtiens des couches populaires. On devrait mentionner également l’importance d’une recherche à entreprendre sur les objets sacrés du vodou et sur les sites de résistance à l’esclavage qui sont des lieux de mémoire : ils peuvent faire mieux connaitre le poids de la révolution haïtienne dans le combat antiraciste actuel.
Glossaire
Boko : nom donné à des prêtres vodou (oungan) susceptibles d’offrir des services de magie offensive et défensive
Désounen : rite de dépossession auquel on soumet un initié pour le séparer de l’esprit auquel il était attaché
Lwa : esprit, ou divinité secondaire
Lwa mèt-tèt : esprit protecteur qu’on reçoit à l’initiation consistant à assurer l’attachement d’un lwa à un individu afin de le protéger jusqu’à sa mort
Lwa-rasin : esprit hérité de la famille
Manbo : prêtresse du vodou
Manjé-lwa : cérémonie au cours de laquelle des danses et des offrandes (nourriture et sacrifice d’animaux : volailles, bœufs ou cabris) sont faites en l’honneur des divinités du vodou, sous la direction d’un oungan ou d’une manbo
Ounfor : temple vodou
Oungan : prêtre-vodou
Ounsi : initié du vodou
Pedji : pièce spéciale réservée aux lwa
Péristil : hangar ou se déroulent les cérémonies du vodou
Poto-mitan : pilier au centre du péristil par lequel passent les esprits pour arriver aux humains
Pwen : puissance surnaturelle ou force de protection
Vèvè : dessin symbolique des lwa
Wanga : arme magique ordinaire
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Auteur
Laënnec Hurbon, PhD Sorbonne, directeur de recherche au CNRS, et professeur à l’Université d’Etat d’Haïti, spécialiste des rapports entre religions, culture et politique en Haïti et dans la Caraïbe, a écrit plusieurs ouvrages dont Les mystères du vaudou, collection Découvertes, Paris, Gallimard et Le barbare imaginaire, Paris, éditions du Cerf.
[1] L’orthographe du mot vodou est passée par plusieurs phases : pendant la période esclavagiste, les premiers chroniqueurs et les administrateurs écrivaient « vaudoux » ou « vaudou » pour désigner le caractère « mystérieux » du culte qu’ils disaient primitif et qu’ils identifiaient à la magie et la sorcellerie (de Saint-Méry 1958 [1797]). Dans les milieux francophones, c’est l’orthographe « Vaudou » qui est restée la plus courante et qui désigne toutes les religions syncrétiques (par exemple Métraux 1958). En revanche avec l’Occupation américaine de Haïti entre 1915 et 1934 apparaît l’orthographe « Voodoo » dans la presse américaine et dans les milieux hollywoodiens qui associent le voodoo aux poupées magiques et aux croyances aux morts vivants (objets des films sur les zombies). Les chercheurs haïtiens des universités américaines ainsi que Ramsey (2011) se sont récemment appuyés sur l’admission officielle de l’écriture de la langue créole, parlée par l’ensemble de la population haïtienne, et ont proposé l’orthographe « Vodou » pour sortir des visions péjoratives du culte.
[2] Les affranchis représentent une catégorie ethno-juridique située entre les blancs (qui sont nécessairement libres) et les esclaves noirs en provenance de l’Afrique ; ils sont un produit du métissage (blanc/noir), mais peuvent être libres ou esclaves (voir la notation excellente de C. Coquery-Vidrovitch et E. Mesnard 2013: 218).
[3] Alors qu’un oungan dispose d’un ounfor et a subi les rites qui lui permettent de diriger celui-ci, le boko est un personnage qui fonctionne en dehors des ounfor et qui se tient prêt, dit-on, à «servir des deux mains», pour des pratiques de magie offensive ou défensive.